La jeune fille à la photo
Il y a quelque temps, Natacha nous avait présentés une photo de Michel Vanden Eeckhoudt (ci-dessous) et nous avait invités à trouver le nom, l'âge de la petite fille et où avait bien pu être prise cette photo. Après cela nous avons eu toute la liberté d'écrire l'histoire de cette petite fille et de ce regard lancé vers nous ou n'importe qui d'autre ou n'importe quoi d'autre.
Voici deux textes nés de cette aventure :
L'odeur des échanges entre terre et air, émis par les plantes qui font justement ce travail sacré et permanent, arrive jusqu’à son nez, transporté de loin par le vent. Les vents du printemps portent ce signal, un réveil pour chaque âme croissante ou sensible, entendu par les enfants et chercheurs pareils.
Que ça soit sous un ciel bleu, avec quelques nuages en Europe, ou sous le ciel rouge d'une des lunes qui orbitent autour de Jupiter, c'est pareil. Des questions, posées par une nouvelle habitante, sur son environnent − la vie, les insectes, des oiseaux qui volent invariablement dans tous les ciels de l'univers : Qui suis-je ? Et comment ? Une seule question, une seule quête, et qui réverbèrent sans arrêt, mais qui, au fur et à mesure, deviennent faibles avec l'âge, oubliées, couvertes des poussières et dont la force est détournée pour répondre aux besoins de la vie, la même vie qui les a provoquées.
Agathe se trouve entourée par une merveille, un mystère, et son constat est un constat qui se reproduit partout et toujours, simultanément dans un milliard des mondes.
Elle regarde son oncle qui est perdu au même instant dans le mécanisme de son appareil photographique. Le regard de cette fille, curieux, vivant, traverse l'optique de l'appareil, par des systèmes de réfraction, réflexion, focus, et numérisation, etc. et finalement tombe sur les yeux dormants de son oncle, qui clique la machine, pour capturer encore un moment ce qui devient, à cet instant, irrévocablement perdu.
John
Lisbeth sourit, et tout son visage s’éclaire avant de passer sous le rang de haies.
De l’autre côté, il y a le jour qui continue de baisser, des couleurs qui se perdent dans des nuances grises. Un moment elle se fige et contemple, à ses pieds, la fraîcheur qui lève des langues de brume sur la grande étendue. Elle s’imagine la terre prise du désir obscène et fou de lécher le ciel pour le voir frissonner. Elle bondit et dévale le talus, laisse la pente entraîner son corps. Les deux jambes plantées dans le sol pour soulager son tournis, elle reprend souffle et tourne son regard vers les teintes pourpres qui se foncent, sentant tomber en elle la rapidité de leur chute derrière la falaise. Elle se redresse, arrache un long brin d’herbe, le porte à la bouche, mâchouille un moment les fibres qui craquent ; elle fait la grimace au sentiment amer de la sève qui coule, puis recrache la tige au hasard dans l’air froid, sans se soucier de voir de quel côté elle tombera.
Lisbeth vient souvent jouer ici avec son chien. Elle sait où elle va. Elle longe le ruisseau qui serpente au bas de la colline avant de descendre vers le grand saule. Ses bottes en caoutchouc s’enfoncent dans la tourbe, son vieux pull mité et son vieux jean sale s’accrochent aux herbes hautes. Elle sent le vent monter dans son dos. Devant elle, c’est toute la lande qui se met à pencher. Le ruisseau a creusé des petites mares, quand même assez profondes pour tremper ses jambes jusqu’à mi-mollet, de quoi lui donner raison d’avoir enfilé ses bottes. Maintenant qu’elle se rapproche de l’arbre, lui revient les têtards qu’elle a pêchés ici l’été dernier, les mares évaporées n’étaient plus alors que des flaques rétrécies sous la chaleur de juillet, et maintenant elle se rappelle comment elle les a regardés s’asphyxier dans un sceau caché derrière la remise. Quand ses mains soulèvent enfin le rideau de branches nues et raides, elle lâche malgré elle un soupir soulagé.
Assise au pied du tronc, elle n’arrive pas à distinguer si c’est de froid, de peur ou d’excitation qu’elle tremble. Elle renifle, essuie un peu de morve avec sa manche. Elle s’allonge sur la terre et, fermant les yeux, envahie par une chaleur inattendue, inexplicable et apaisante, elle éprouve une sensation troublante de gonflement et de dégonflement sous elle, au rythme de sa respiration. Le ciel s’assombrit et des étoiles apparaissent au-dessus d’elle, pareilles à couronne de perle aux reflets chatoyants ; elle se croit un instant coiffée de ce diadème au contact de quelques feuilles emmêlées à ses cheveux. Confusément, elle voit des ombres se dessiner dans l’ombre autour d’elle, dansantes, furtives, avec des glissements en bruits de branches. Il lui semble reconnaître des rires, des chants, des appels. Les mots d’abord inaudibles, comme donnés un court instant mais aussitôt repris et confisqués par le vent, se font de plus en plus charnels. Précis, nets, coupants, elle les sent comme montés du fond d’elle-même. Et Lisbeth y retourne sans cesse, et les ombres appellent son nom, et les ombres exigent qu’elle les suive vers la falaise.
Elle se recroqueville sur le côté, sa salive reflue un goût sucré de chocolat et de cannelle. Ce soir, elle s’en souvient, quelqu’un avait débouché une bouteille de vin mousseux, puis éteint la lumière, elle n’en avait alors pas eu trop de tout son souffle pour rendre à la braise les huit flammes qui s’étaient mises à flotter devant elle. Après elle avait regardé les autres se partager le gâteau, ils avaient chanté son nom, lui avaient souhaitée un joyeux anniversaire. Ses huit ans avaient donné une occasion de joie pour tout le monde, il n’y avait aucune raison de douter. Elle se souvient aussi qu’après les cadeaux et les embrassades, elle avait eu ce besoin irrésistible de se retrouver seule, qu’elle était montée dans sa chambre, qu’elle s’était jetée sur son lit, ce lit où elle avait fait souvent ce même rêve, ces portes qu’elle poussait les unes après les autres pour toujours arriver à la même pièce vide, les murs couverts d’immenses miroirs reflétant son image projetée à l’infini, son dos toujours, de loin en loin, sans pouvoir jamais se regarder en face, la dernière porte enfin où elle se retrouvait figée, balbutiant un mot trop long, imprononçable, comme si quelqu’un était tombé en elle sans parole pour la réveiller. Elle s’était changée. Elle avait enfoui, tout au fond de sa poche, une vieille culotte de satin rose qui appartenait à sa mère et qu’elle avait toujours traînée comme un doudou, dégringolé les escaliers, remonté discrètement le long couloir, puis elle était passée par la porte du jardin sans qu’on s’aperçoive de sa présence, de son départ, de son absence.
Lisbeth porte un dernier regard à la maison de ses parents au haut de la colline et se jette dans le vide.
Laurent